Pour Jean-Michel André avant tout, l’autre, c’est son autre pays, un autre moi, là où il a grandi. C’est l’autre langue aussi. Mais ici, l’autre est un revers de manche, un monde en négatif. Ce qu’interroge son regard, c’est comment – là où s’est forgé une partie de ses racines – un monde en parallèle pousse, croît. Il est face à quelque chose qu’il ne connaît pas, qu’il ne reconnaît pas.
Le regard photographique interroge ces contrées et y crée des intervalles.
Dans nombre d’images, dès le premier plan, on se trouve être mis à distance. Un palmier qui s’écroule, un autre palmier comme calciné qui coupe l’image en deux, un tricycle, sont autant d’obstacles visuels qui nous incitent à ne pas pénétrer plus en dedans.
Suite à l’exode rural, on a vu se développer dès les années 1950 en Espagne et plus particulièrement dans le sud du pays, ce qu’on a appelé les urbanizaciones, phénomènes de péri-urbanisation dont Jean-Michel André sonde les traces aujourd’hui.
Espaces transitionnels qui ne sont ni la ville à proprement parler (historique, culturelle,…) ni la campagne. Ce sont des traits d’union, des “espaces-entre”. Non-lieu aux rues coincées dans leur anonymat, interstices vidés même de leurs noms. A bien y regarder, ces étendues ont été fixées sans quasiment aucune ombre, comme si malgré la présence du soleil, celui-ci avait décidé de ne pas poursuivre son chemin, d’attendre en son point zénithal. Lumière accablante, crue, qui oscille entre jaune et blanc mais qui s’attarde, s’arrête. Dans cette zone aride, semi-désertique, les images qui nous sont proposées sont sans aspérité, elles flottent tels des mirages, simples illusions.
On y perçoit un cadavre urbain; Jean-Michel André, en archéologue, fouille ce squelette.
Tout est décrépitude, le pouvoir photographique de la fixation ne parvient pas à endiguer ce cercle vicieux. Il cherche par la photographie à figer cette propagation mais en vain. Dans cet espace sans mouvement perceptible, l’artiste nous donne à voir un quelque part, ou plutôt un nulle part, où tout continuellement s’écroule. C’est un travail sur l’abrutissement d’un monde où il faut construire sans cesse, pour rien ou alors, au service de celui-ci. Nous faisons face à la tautologie d’un monde qui cherche immuablement à s’étendre, prendre l’espace pour le garder, pour faire en sorte qu’il ne s’échappe, nous échappe.
Le mythe de Sisyphe est alors renouvelé, il s’agit de ne pas finir d’en finir. Jean-Michel André sonde cette fin éternelle. Le cadre, panneau publicitaire jamais installé ou disparu, présent au sein de l’une des photographies est la mise en exergue de ce pléonasme : ce que vous voyez, c’est ce que vous verrez , rien de plus et à l’infini. Sisyphe est le travailleur inutile des enfers, celui qui n’achève rien, qui ne peut rien achever.
L’horizon est sans autre possible, bâtiments répétés inlassablement, sans âme, inhabités, barres d’immeubles à foison, sont autant d’éléments qui étouffent un lointain envisageable. Certes on y circule mais sur des routes où les courbes sont sans destination. Elles ne mènent à rien si ce n’est à un retour constant au point de départ.
L’artiste essaie de retenir ces apparitions. Il veut les capturer, les prendre sur le vif dans leur instantanéité. Mais même lorsqu’il y a une représentation humaine, nous arrivons trop tard, lorsque tout a cessé, quand seul s’installe le silence. Ce qu’on peut y voir c’est essentiellement la fuite, un homme qui court, deux femmes qui marchent l’une à coté de l’autre, un homme qui promène son chien, tous de dos. Perdus comme dans un labyrinthe, sans issu, ils errent, anonymes eux-aussi, sans ombre, sans visage. Ce n’est plus un lieu que l’on traverse mais où l’on se perd, il n’y a plus d’échappatoire. Ils se sont incorporés dans un purgatoire, tourbillon incessant qu’ils ne peuvent plus quitter.
On a construit pour faire espace mais surtout pour manger le temps, faire le temps. Ce que Jean-Michel André a réussi à capter, c’est le vain mouvement de la déchéance, ce qui continuellement se perd, nous échappe. Il n’en résulte que l’ennui qui devient peu à peu, par l’absurde, cette angoisse d’un néant qui demeure comme la seule réalité à discerner.
Geoffrey Sol
Doctorant en Esthétique